Nous ne voyons jamais les choses telles qu’elles sont, nous les voyons telles que nous sommes.
— Anais Nin
L’un de mes premiers souvenirs d’enfance est de voir ma mère en larmes sur le sol de la salle de bain. Elle venait de se disputer avec mon père; une dispute qui finirait par mener au divorce quelques années plus tard. Mon père a obtenu la garde (phénomène plutôt rare pour les années 1970), car le chagrin de ma mère face à la fin de leur relation la rendait incapable d’être un parent attentif et présent.
Quelques années plus tard, mon père s’est mis en couple avec une femme qui avait déjà deux enfants. Toute personne issue d’une famille recomposée connaît la nature complexe et parfois chaotique d’une situation où deux adultes tentent de s’y retrouver dans la rivalité, la dominance, les alliances et le rôle d’élever l’enfant de quelqu’un d’autre. Comme si ce n’était pas déjà assez, ma nouvelle belle-mère entretenait une croyance fondamentale selon laquelle la vulnérabilité était synonyme de faiblesse.
Quoique mon enfance n’a rien d’inhabituel, je crois fermement qu’elle a changé la personne que j’aurais pu être. En tant que psychologue avec une formation en neurosciences, je suis tout à fait consciente que grandir dans le chaos et l’incertitude altère la manière dont le cerveau se développe. Les expériences négatives de l’enfance changent la façon dont le cerveau répond au stress et à l’adversité, et ce, même à l’âge adulte. Ainsi, les expériences des premières années de notre vie influencent de façon disproportionnelle l’organisation du cerveau.
La question « que vous est-il arrivé? », aussi le titre d’un livre sur le sujet, représente un grand virage par rapport à la question « quel est votre problème? ». Nous savons maintenant que les expériences traumatisantes s’enracinent dans notre système nerveux de façon à changer fonctionnellement la manière dont une personne réagit et répond à ce qui l’entoure. Ce changement ne relève pas entièrement d’un phénomène psychologique. Il s’agit d’un ensemble éprouvé de changements physiologiques dans des zones comme le système limbique, où les émotions sont stockées et régulées. D’ailleurs, plus de 25 000 articles illustrent le lien entre le corps, le cerveau et les conséquences des traumatismes.
Ce que la plupart des gens ne savent pas, c’est que le cerveau ne se développe pas pour nous rendre heureux, mais bien pour nous protéger. Lorsque le cerveau en développement se confronte à l’adversité, il devient hypersensible aux menaces, surtout aux menaces de l’abandon et du rejet. Dans le passé, nous n’aurions pas survécu sans que notre tribu nous accepte. Lorsque le cerveau se développe dans un contexte sans personne pour prendre soin de nous et être à notre écoute, il s’adapte en s’assurant de rester sur un pied d’alerte pour déceler toute menace qui pourrait nuire à notre sentiment d’appartenance et de connexion. D’un point de vue primitif, cette réaction s’avère adaptative, étant donné que notre vie en dépend.
J’ai récemment écouté un balado de Nora McInerny (qui a vécu plus que sa part d’adversité), où elle décrivait le fait d’aborder les partenaires adultes potentiels en s’inspirant du livre pour enfants où l’oisillon cherche sa mère. Dans ce livre, l’oisillon né sans sa mère aborde tous les objets à sa portée (un bateau, un avion, un excavateur, etc.) en posant la vraie question métaphorique « M’aimeras-tu? ». Ce sentiment peut être extrapolé aux questions comme « Suis-je en sécurité? », « Puis-je te faire confiance? », « Sauras-tu me consoler? » et « Finiras-tu par me quitter? ». À la fin du livre, c’est grâce au bras d’un excavateur que l’oisillon regagne son nid. Si seulement c’était aussi facile!
Les adultes ayant connu l’adversité à un âge précoce cherchent à apaiser leur système d’attachement primitif. Ceux qui ont vécu des expériences négatives de l’enfance sont de deux à quatre fois plus susceptibles de consommer de l’alcool ou d’autres drogues, et de commencer à consommer des drogues à un plus jeune âge. Un score d’expériences négatives de l’enfance de 4 ou plus augmente le risque d’un trouble lié à la consommation d’alcool de 700 %, et le risque d’une tentative de suicide de 1 200 %. Nombreux sont ceux qui associent l’adversité à la violence et à la négligence. Toutefois, la séparation ou le divorce des parents, ou encore grandir auprès d’un parent ayant un trouble de santé mentale, s’inscrivent dans la définition d’une expérience négative de l’enfance. Selon cette définition, 60 % des adultes des États-Unis ont connu au moins une expérience négative de l’enfance, et 25 % en ont connu trois ou plus.
Gabor Maté, médecin célèbre ayant œuvré dans le domaine de la dépendance, a bien énoncé qu’aucun de ses patients n’était exempt de traumatisme ou d’adversité. Je soutiens cette observation. L’alcool et la drogue sont des points d’accès rapides pour s’évader, s’apaiser, réduire sa peur et avoir l’impression de créer des liens avec les autres. Rares sont les solutions qui fonctionnent aussi rapidement et efficacement à court terme que l’alcool et la drogue.
Alors, qu’est-ce que nous, qui tombons dans les 60 %, sommes censés faire? La bonne nouvelle, c’est que toutes les personnes confrontées à l’adversité n’en subissent pas les conséquences négatives. De plus, nous entrons dans une nouvelle ère où le lien entre le corps et l’esprit n’est plus cette étrange séparation ou dichotomie de dualité. Plusieurs modalités thérapeutiques cherchent à améliorer la régulation de l’humeur (p. ex., la thérapie comportementale dialectique), à apaiser le système nerveux (p. ex. la thérapie somatique, le neurofeedback, la désensibilisation et le retraitement des mouvements oculaires, la pleine conscience) et à combler le fossé entre le passé et le présent (p. ex. la thérapie psychédélique). Certes, ces traitements sont efficaces sur le plan individuel, mais je tiens à souligner quelque chose de plus nébuleux et hautement puissant : les rapports sociaux.
Nous savons maintenant que la source du sentiment d’appartenance et de connexion n’a rien de farfelu. Grâce à nos liens avec les autres et au sentiment qu’on prend soin de nous, nous parvenons mieux à réguler nos émotions. Cette conclusion a été prouvée empiriquement à plusieurs niveaux, notamment sur le plan de la neurophysiologie. Lors d’un examen d’IRM, si l’on vous présente un stimulus effrayant, votre réaction de peur sera atténuée si vous tenez la main d’une personne que vous aimez. Les traumatismes, avant tout, s’entendent de l’expérience interne d’une situation, et non de la réaction à la situation en soi.
La confiance et le courage sont devenus des thèmes culturels courants, dont la définition comprend souvent une caractéristique personnelle indiquant qu’une personne possède une force intérieure. Voilà une perception individualiste de la résilience. Il nous serait mieux de définir la résilience comme la capacité de tirer partie des ressources interpersonnelles dans notre environnement. L’étude de Harvard sur le développement de l’adulte est la plus grande étude longitudinale jamais menée. Elle révèle que le nombre de relations avec les autres et la qualité de ces relations représentent les facteurs les plus importants pour le bien-être et la longévité. Être aimé et créer des liens font partie intégrante de l’expérience humaine.
L’humain est destiné à vivre auprès de sa tribu sur le plan physique, émotionnel et social. Pour une personne qui a déjà été blessée, la recherche de liens étroits peut être au mieux décourageante, au pire paralysante. Les expériences négatives nous replient sur nous-mêmes, nous isolent, nous empêchent de demander à ce que nos besoins soient satisfaits et nous poussent à chercher constamment à de la rassurance. Ces stratégies sont des méthodes adaptatives d’autoprotection qui nous ont été utiles dans le passé, mais qui ne le sont plus. Qui plus est, entretenir des liens étroits avec les autres nécessite de se sentir mal à l’aise. Susan David, psychologue à l’école de médecine de Harvard, a astucieusement déclaré dans son TED Talk que se sentir mal à l’aise est le prix d’entrée d’une vie empreinte de sens. Si vous voulez guérir du passé, prenez exemple sur l’oiseau perdu. Aventurez-vous, soyez vulnérable (c’est loin d’être une faiblesse!), persévérez et trouvez des personnes qui pourront vous hisser jusqu’à votre nid métaphorique.
La Dre Terri-Lynn MacKay, psychologue agréée, est directrice de la santé mentale à ALAViDA Consommation de substances, un produit de LifeSpeak inc. Elle dirige une équipe qui fournit aux membres des soins fondés sur des données probantes avec compassion et sans jugement. Par le passé, la Dre MacKay a occupé le poste de directrice de l’exploitation du volet de la santé mentale dans la lutte canadienne contre la pandémie, de directrice associée des services de consultation de l’Université de la Colombie-Britannique, de professeure agrégée de l’Université du Nevada, à Las Vegas, et de directrice provinciale de l’innovation et des partenariats de l’Association canadienne pour la santé mentale. Elle est titulaire d’un doctorat en psychologie clinique et d’une maîtrise en neurosciences du comportement.
1 Perry, B. D., et Winfrey, O. (2021). Que vous est-il arrivé? Comprendre les traumatismes du passé pour reconstruire nos vies. Michel Lafon.